Les étymologies fantasmées en disent beaucoup sur ce que pense la personne qui les imagine. C'est le cas de Lorànt Deutsch, mais on peut aussi en rire avec Isidore de Séville. 
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Guillaume
de Tonquédec et Lorànt Deutsch lors de leur cérémonie d'intronisation à la
Jurade de Saint- 
Émilion, le 18 septembre 2016 | Mehdi Fedouach / AFP | 
Après avoir sévi pendant des années en histoire, Lorànt Deutsch a sorti un livre sur la langue française, Romanesque. Après avoir bien ri et vanné mes amis linguistes («bien fait pour vous, chacun son tour»), j’ai quand même regardé un peu ce qu’il y disait.
Et je suis
notamment tombé sur cette pépite: selon Lorànt Deustch, le mot
«femme» viendrait du latin femina, lui-même dérivé du latin fellare,
sucer –il
s’empresse de préciser «pas au sens
trivial», mais en
lien avec la tétée du nourrisson.
Et l’auteur
de conclure que du coup, ce mot n’est pas du tout approprié quand on veut
défendre la libération de la femme, et qu’il vaudrait mieux utiliser «dame»,
dérivée de domina, la maîtresse, et donc parler
de «damisme» et non de féminisme.
Bon, des
linguistes et des spécialistes de la langue française diront mieux que moi que
cette étymologie est absolument délirante. Et qu’elle est regrettable, car,
bien menée, l’étymologie est une vraie science très utile pour mieux comprendre
les mots.
Ce qui est
intéressant, d’un point de vue d’historien, c’est que cette passion pour
l’étymologie est, pour le coup, partagée par les hommes du Moyen Âge.
Au VIIe siècle, un auteur espagnol, Isidore,
évêque de Séville, rédige un très gros livre intitulé Les Étymologies. Il s’agit d’un traité sur le sens des mots via leur étymologie.
Pour Isidore,
remonter à la racine permet de mieux comprendre un mot: en grec, etymon veut dire «authentique», et à l’époque, l'étymologie est pensée
comme une véritable démarche scientifique.
Isidore
entreprend de retracer l’histoire de près de 100.000 mots –à titre de
comparaison, le Petit Robert en contient environ 60.000.
Le résultat est l’un des plus gros succès de librairie de tous les temps: plus de mille manuscrits conservés pendant toute la période médiévale, et des éditions imprimées dès les premiers temps de la nouvelle technique.
Le résultat est l’un des plus gros succès de librairie de tous les temps: plus de mille manuscrits conservés pendant toute la période médiévale, et des éditions imprimées dès les premiers temps de la nouvelle technique.
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Extrait d'une
page des Étymologies d'Isidore de Séville, manuscrit
carolingien du VIIIe siècle |  Bibliothèque royale de Belgique via Wikimedia Commons | 
Il faut
également bien rappeler qu’Isidore n’invente pas tout: au contraire, il puise
dans plus de 150 sources antiques et tardo-antiques, recopiant souvent des
étymologies que l'on trouvait déjà chez Virgile, Servius, Ovide, Eusèbe de
Césarée, etc.
Dans les
milliers d’étymologies qu’Isidore propose, plusieurs sont tout à fait correctes
et encore reconnues comme valides aujourd’hui.
L’art de
jouer sur les mots
Le problème,
c'est que la méthode d'Isidore est souvent très fragile: il rapproche des mots,
sur la base d’une homonymie plus ou moins précise, et pouf, ça donne une
étymologie.
Par exemple,
«Saxons» viendrait de saxum, le rocher. Les Saxons étant
un peuple dur, on les a appelés comme un caillou. Si à ce stade vos sourcils se
froncent d’eux-mêmes, pas de panique, c’est normal.
Son passage
sur les animaux (livre XII) est le plus drôle. On y apprend que le
renard, vulpes, est appelé ainsi car il est
agile (volubilis) sur ses pieds (pedes). Vous combinez les deux mots, et ça donne –avec un peu de bonne
volonté, mais faites un effort ou on ne va pas s’en sortir!– vulpes.
Plus tordu:
la fourmi, en latin formica –comme le revêtement, voilà
voilà. Le mot dériverait de fert micas, «elle porte des graines»...
Allez, je
sens que vous en voulez encore. Un peu en vrac, vous apprendrez que l’agneau
vient de agnoscere, reconnaître, car le petit
agneau reconnaît toujours sa mère; que le chien, canis, tire son nom du bruit (canor) qu’il fait en aboyant; que
le mot «crocodile» est issu de «crocus», autrement dit le safran, qui lui donne
sa couleur –oui, pour Isidore, les crocodiles sont jaunes, c’est comme ça.
La plupart
des étymologies viennent du latin et du grec, mais Isidore est tout à fait
conscient qu’il existe d’autres langues. «Tigre» viendrait ainsi d’un mot perse
voulant dire «flèche», car l’animal est aussi rapide qu’une flèche. On croise
également des animaux fantastiques, perçus comme bien réels à l’époque: le
griffon vient
de la combinaison de grus, la grue, et pedes, les pieds, car c’est un animal avec des plumes et des pattes.
L'art
d'imposer sa conception du monde
Ces étymologies
ne sont pas que délirantes –ou plutôt, même ces délires en disent long sur
l’auteur et sa vision du monde. On voit par exemple qu'Isidore relie très
souvent l’étymologie d’un nom d’animal au comportement de cet animal: la vipère
est «née par la force» (vi parere), car les bébés vipères
déchirent le ventre de leur mère en naissant, et qu’avant, la maman vipère a
mangé le papa vipère. La façon dont il pense les mots renvoie à la façon dont
il pense le monde animal.
Ses
étymologies en disent également long sur le monde dans lequel Isidore vit. On
apprend par exemple que Vénus, la déesse de l’amour, tire son nom du
latin vis, la force, «car aucune vierge ne cesse de l’être si ce n’est
par la force».
D’ailleurs,
«homme», en latin vir, vient également de vis, toujours la force, «car en lui
il y a une plus grande force qu’en la femme ou car il traite sa femme par la
force». L’homme est
violent, la femme est violentée. Hop, derrière une étymologie discrète, une
culture du viol banalement constatée et donc renforcée.
Pour le dire
autrement, les étymologies d'Isidore, aussi farfelues soient-elles, ne sont pas
neutres: elles révèlent des choses et elles justifient des comportements. Ainsi
choisit-il de faire dériver loup, lupus, d’un mot grec voulant dire «enragé, sauvage, violent»: le loup est
forcément une bête féroce, que l'on doit craindre et exterminer car il porte
la violence dans son nom.
De même,
quand Deutsch dit –à tort, répétons-le– que femme vient de fellare, sucer, c’est une façon de renvoyer la femme à
un rôle maternel et sexuel. Car même s’il exclut ce sens trivial, reste que
tout le monde l’a en tête. Le loup est enragé; la femme suce et donne à téter.
Les deux, malgré leurs efforts, ne pourront jamais vraiment échapper à leur
nature, inscrite au cœur des mots qui servent à les désigner.
Les
étymologies fantasmées en disent ainsi beaucoup sur ce que pense celui qui les
imagine. Elles sont assez dangereuses, car elles proposent des codes génétiques
des mots, comme si on ne pouvait pas changer le sens d’un terme: ce qui compte,
c’est son origine. D’où il vient. Ses racines, quoi. Et l'on devine à quel
point cette obsession pour les racines linguistiques peut rejoindre un fantasme
des racines historiques.
Laissons le
mot de la fin à Isidore: racine, radix, viendrait de eradere, «arracher, couper». On ne saurait mieux dire…
À vos bêches, camarades!
[Source :
www.slate.fr]
 
 
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