Prix du jury très mérité au dernier Festival de Cannes, Des hommes et des dieux
retrace le parcours des moines de Tibéhirine pendant les mois qui ont
précédé leur assassinat en 1996, depuis le moment où ils sont devenus la
cible des extrémistes du GIA jusqu'à celui où ils ont été enlevés,
avant de disparaître dans des circonstances qui restent aujourd'hui
encore à élucider. Leur cheminement spirituel est le sujet de ce
long-métrage, le cinquième de Xavier Beauvois, à qui l'on doit Nord, un premier film d'une âpreté poignante, puis d'autres comme N'oublie pas que tu vas mourir ou Le Petit Lieutenant.
D'abord plongés dans le chaos par la peur qu'a engendrée chez chacun la perspective de sa propre mort, et qui a d'abord fait chanceler la cohésion du groupe, ces sept hommes ont finalement pris collectivement la décision de ne pas plier devant la violence. Refusant de piétiner l'idéal de fraternité auquel ils ont voué leur vie, ils ont choisi de rester dans le monastère plutôt que de rentrer en France comme on les poussait à le faire, certains en ayant d'ailleurs eu la tentation. Ils n'ont pas davantage accepté la protection que leur proposait l'armée.
Les dieux étant nombreux, ce qui intéresse le cinéaste dans cette
tragédie relève moins du martyre des moines, que de la conscience -
éthique, politique
- des hommes qu'ils sont, et des questions existentielles que pose leur
confrontation avec cette force armée qui piétine tout ce en quoi ils
croient. Comment éprouver la liberté ? Qu'est-ce qu'une communauté ?
Peut-on être soi en niant l'existence d'autrui ?
On peut, on doit, même, envisager ce film comme une profession de foi. Mais c'est dans le cinéma que Beauvois a toujours placé la sienne, et qu'il la place ici plus que jamais. Confiant dans le talent de sa chef opératrice, Caroline Champetier,
dans celui de ses acteurs dont il a visiblement obtenu une adhésion
totale, il signe une mise en scène puissante et dépouillée, délibérément
lyrique, en s'inspirant du mode de vie hyperritualisé de l'ordre
cistercien-trappiste auquel appartenaient les moines de Tibéhirine.
Maestria soufflante
La prière, les chants à l'unisson, les réunions au cours desquelles
se prennent, à l'issue d'un tour de parole et d'un vote, les décisions
engageant la vie de la communauté, et qui témoignent ici de la réduction
progressive des antagonismes vers une communion spirituelle,
structurent le film. Mais la place est faite, aussi, aux moments
partagés avec les villageois (travail de la terre, dispense de soins,
fêtes familiales...), dans le respect de l'islam.
Ou encore à des tête-à-tête, comme celui dans lequel Frère Luc, le
médecin (Michael Lonsdale, à son meilleur), explique à Frère Christian,
le chef de la communauté (Lambert Wilson, qui révèle dans ce film un
charisme totalement inédit), qu'il ne craint nullement la mort. Au
moment de quitter la pièce, la voix étouffée dans un petit sourire malicieux, il a cette phrase merveilleuse qui est aussi bien le programme du film : "Laissez passer l'homme libre..."
Les plans parlent d'eux-mêmes, chaque détail enrichissant le récit
sans qu'il soit besoin de commentaire. Le partage d'un plateau de
frites, la lecture à haute voix d'une chronique de L'Equipe, ou celle, pour soi, des Lettres persanes, suffisent à poser une atmosphère, une idée, une personnalité. Cette même économie narrative permet de donner leur place à sept personnages principaux - ce n'est pas rien -, sans parler des autres, les villageois, ou les terroristes du GIA dont l'irruption rompt brutalement l'harmonie ambiante.
Après avoir ordonné à tous les étrangers de quitter le pays, après avoir
égorgé, aux abords du village, un groupe de Croates, ils frappent à la
porte du monastère une nuit de Noël, exigeant de Frère Christian qu'il
mette son médecin à leur disposition. Le refus que celui-ci leur oppose,
et qu'il redouble en n'acceptant pas non plus de leur donner les médicaments destinés aux villageois, signe, il le sait, son arrêt de mort et celui de ses frères, à court ou à moyen terme.
S'en remettant à la majesté aride des paysages de l'Atlas (marocain
pour le tournage), à l'épure laiteuse des robes des moines, à la
rythmique du rituel, Xavier Beauvois joue avec les travellings avec une maestria soufflante, fait le grand écart entre Sergio Leone, Coppola et Pasolini, conduisant son film vers un final extravagant, à multiples détentes.
Deux scènes
en particulier, qui figurent l'aboutissement de la communion
spirituelle des moines en icône de la résistance, témoignent d'une
audace peu commune dans le cinéma français d'aujourd'hui. La puissance
qui s'en dégage conduit à se demander si, à l'heure des échanges mondialisés, il n'y a pas un effet libérateur à raconter des histoires qui s'affranchissent des frontières hexagonales.
Film français de Xavier Beauvois avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin. (2 heures.)
Par Isabelle Regnier
[Source : www.lemonde.fr]
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