Dès la publication de ses premiers écrits, dans les années 1950, le jeune Leonard Cohen se fait au Canada, son pays natal, une réputation de poète et de romancier. Mais, après quatre recueils de poésie et deux romans, l’extraordinaire succès en 1967 d’un premier disque qui contenait « Suzanne » et « So long, Marianne » le fit se tourner vers la musique et il devint le grand auteur-compositeur-interprète que l’on connaît. Il ne cessa pourtant de publier au fil des années des ouvrages où se mêlaient prose, poésie, textes de chansons, parfois dessins… Peu avant sa mort, en 2016, il avait assemblé en grande partie le matériau du livre qui paraît aujourd’hui, La flamme (The Flame), qui présente aussi des extraits de son journal.
Leonard Cohen, La flamme. Poèmes, notes et dessins. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (Canada)
par Nicolas Richard. Seuil, 320 p, 25 €
Écrit par Claude Grimal
Leonard Cohen refusait les distinctions entre
« genres » : « Il
n’y a pas de différence entre un poème et une chanson »,
affirmait-il en 1969. « Certains de mes écrits sont
d’abord des chansons, d’autres des poèmes, d’autres des notes. Dans tout ce que
je fais, y compris mes romans, il y a de la guitare derrière ».
Et il insistait aussi pour dire que sa « voix » était la même dans
ses compositions écrites et chantées – une « voix », au sens de
manière singulière de prendre la parole, qui pour ses admirateurs était une
source d’envoûtement presque aussi puissante que sa « voix » sonore
qu’ils ont écoutée, fascinés, s’encaverner au fil de cinq décennies.
Dans La flamme, le
lecteur trouve de quoi nourrir sa passion pour le musicien, et, mieux, de quoi
accéder à une compréhension nuancée d’une œuvre qui est, à son meilleur,
superbement funèbre, désabusée et ironique. On y lit, sous la forme d’un
quasi-haiku intitulé « Ma carrière », le résumé que Cohen a jugé bon
de faire du type d’inspiration créatrice qui l’animait : « So little to say / So urgent /
to say it » (« Si
peu à dire / Si urgent / de le dire ) ».
Ce « peu à dire », dans La flamme, prend
plutôt la forme d’un long hommage posthume. En effet, si le livre a été préparé
en partie par Cohen lui-même, qui le voyait forcément comme un testament écrit
(compagnon du magnifique adieu musical qu’est You
Want It Darker, sorti dix-sept jours avant sa mort), il a été
organisé par deux spécialistes de l’artiste et préfacé par son fils, à qui l’on
doit le titre, The Flame. Il
apparaît ainsi comme un mémorial couvrant, par ses dessins et ses textes, toute
sa carrière.
Leonard Cohen, So good to wake up with you, beloved © Old Ideas,
LLCUne première section présente soixante-trois poèmes
choisis par Cohen parmi des textes parfois anciens, rédigés pour la plupart en
vers courts rimés et obéissant à un « mètre » traditionnel. La
deuxième section offre des textes qui, avec plus ou moins de modifications,
sont devenus les paroles de ses quatre derniers disques. Ensuite, une pause
brève de quatre pages recueille les échanges email de Cohen avec un ami poète,
peu avant sa mort (le dernier courriel, daté du « 6 novembre 15 h »,
la veille de son décès, répond à l’envoi d’une photo de ce dernier et de son
amie par cette phrase : « Bénis soient les
pacificateurs car ils seront appelés fils de Dieu »).
La dernière section du livre, qui précède un discours que l’artiste a prononcé pour la réception du prix Prince des Asturies en 2011, se compose de plus d’une centaine de pages d’extraits de ses carnets intimes, et réunit des fragments disparates qui offrent des ressemblances formelles et thématiques avec les poèmes ou chansons. Le tout est illustré de reproductions photographiques de pages des carnets et de dessins, dont beaucoup (trop) d’autoportraits qui déclinent sur un mode comico-tragique les visages vieillissants d’un Cohen tout en nez, rides et bajoues.
Les poèmes de la première section, que Cohen considérait
donc comme achevés, reprennent des thèmes familiers. Ils nous disent que, si le
monde est sombre et violent (« The
World is burning Mary / It’s hollow dark and mean »), il rend
plus fort encore l’aspiration à la paix et au recueillement. Ils suggèrent
qu’existe peut-être une place pour l’humilité et le pardon (on
« s’agenouille » beaucoup chez Cohen) ; que les humains – ou tout du
moins le « je » qui parle – vivent déchirés entre érotisme et
mysticisme, désir et foi, utopie et désespoir.
Leonard Cohen à
Trouville en janvier 1988 © Roland Godefroy
Ici, comme dans les chansons, l’amour pour l’autre
(féminine et multiple), autant merveilleux que passager, se célèbre le plus
souvent rétrospectivement et fait l’objet des plus délicieuses nostalgies.
L’élan religieux, lui, s’exprime avec aplomb ou soumission (Cohen dit à Dieu
ses quatre vérités, tout en étant son messie et obéissant à sa loi). Quant à la
liberté, elle n’est qu’une éternelle aspiration, et la règle de l’existence humaine
semble être celle de l’erreur perpétuelle. Cohen n’est cependant dans la
lamentation que jusqu’à un certain point, car il oublie rarement
l’ironie ; la malédiction de l’Ancien Testament et la comédie amère à la
Woody Allen ne sont chez lui pas incompatibles. Celui qui dit pieusement dans
sa belle chanson « You Want It darker » : « Hineni Hineni / I’m ready my
Lord » sait aussi se moquer de lui-même comme dans le poème
d’ouverture du recueil : « J’ai
toujours travaillé régulièrement / Mais je n’ai jamais appelé ça de l’art / Je
nourrissais ma dépression / en rencontrant Jésus, en lisant Marx / Bien sûr il
a échoué mon petit feu / Mais elle est vive l’étincelle mourante… / Je vendais
des saintes babioles / Je m’habillais plutôt chic / J’avais un minou dans la
cuisine / Et une panthère dans le jardin. » (« Ce
qui arrive au cœur »)
Cette première section de La
flamme contient d’autres beaux textes, autobiographiques ou
non, « Vieilles Idées », « Dimensions de l’amour »… et
l’intéressant poème en prose « La jeune Indienne » où, avec une
belle franchise, Cohen se peint, sans rejeter complètement la convention
d’élégant ténébreux qu’il affectionne, en être insoucieux d’autrui mais pas de
ses plaisirs. Les chansons sont belles également et offrent le plaisir de la
comparaison avec les albums ; de plus, les lire met en évidence, même si
le texte est similaire, la grande différence qu’introduit leur interprétation
musicale. En effet, chaque version sonore (c’est encore plus perceptible
lorsqu’on a vu Cohen sur scène établissant une distance déférente et courtoise
entre lui et sa chanson, lui et un public prompt à l’idolâtrie) semble comme
entourer le texte de guillemets. L’accompagnement (beaux solos de ses musiciens
ou chœurs sirupeux), les modulations de sa voix parlée ou chantée, transforment
les écrits. Si sur la page ils peuvent pécher par excès de pathétique,
d’agressivité, ou penchant pour la facilité, ils sont métamorphosés par une
interprétation qui leur donne un caractère immémorial et compassionnel.
Lorsqu’une tonalité l’emporte dans le texte, comme
souvent le sinistre, dans la version sonore surgit toujours une autre
possibilité. Ainsi, « You Want It Darker », pour prendre un exemple
de texte de résignation et d’ironie, contient musicalement un dépassement de
celles-ci. En effet, il commence avec une ligne de basse et des percussions
funèbres, mais continue avec un plain-chant choral et le solo d’un cantor (de
la synagogue de Montréal, ville natale de Cohen) qui vont rendre
secondaires les doutes et railleries du texte vis-à-vis de Dieu : « I did not know I had permission
to murder and to maim » (« J’ignorais
que j’avais la permission de tuer et d’estropier » ) et
souligner la confiance et la foi que va réintroduire le refrain avec le mot
hébreu « Hineni » (le
« me voilà » d’Abraham). Il serait donc difficile de prétendre que
les poèmes de Cohen sont d’une qualité égale à celle de ses chansons, tant la
thaumaturgie de l’auteur passe par le travail musical, et tant elle est
questionnée par l’interprétation sonore.
Leonard Cohen, The dazed middle self (Hommage à Morente) © Old Ideas, LLC
La troisième section de La flamme, « Extraits des carnets », en est la confirmation. Sans mise en forme, sans musique, ce qu’écrit Cohen n’a qu’un intérêt biographique, documentaire propre à intéresser plutôt les spécialistes ou les grands fans du chanteur. Certes, ces pages de notes éparses, de remarques ou de strophes poétiques donnent un accès plus direct aux souffrances et aspirations de son univers. On y retrouve un homme surpris de lui-même et de ce qui l’entoure, réagissant avec restreinte et pathos, cherchant sans cesse « a place to kneel / between the
poets of pain » (« un
endroit où s’agenouiller / au milieu des poètes de la douleur »).
En même temps se met en place le processus cathartique ; les fractures et
blessures évoquées sont rendues collectives par une allusivité mystérieuse, un
recours au biblique ou au mystique. Et la voix interrogative ne cesse d’y
attendre un oracle ou un miracle… et d’y renoncer, sans fin.
Pas mal ! Il est difficile de ne pas être séduit. La
séduction aurait cependant opéré plus sûrement encore si La flamme avait
été soumis à un travail éditorial rigoureux ; l’ouvrage aurait gagné en clarté
et en tension avec un choix de textes plus limité. Ainsi, la dernière partie
devrait être moins fournie – en l’état actuel des choses, elle donne une
impression de redites et de facilité – et les illustrations moins nombreuses
car elles empêchent de se concentrer sur le texte.
Pourtant, le brasier de Cohen brûle bel et bien et,
contrairement à la prédiction de « Ce qui arrive au cœur », il n’échoue
pas, son petit feu. Bien au contraire, et la lecture de La flamme en
apprendra beaucoup sur le bois littéraire et autobiographique qui l’a toujours
alimenté. Halleluyah.
[Source :
www.en-attendant-nadeau.fr]



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